Depuis plusieurs décennies (qui peut commencer à se compter par siècles en fait), une colonne en bois, posée sur un socle d’un bois différent, était abritée par le monastère des moniales de Chalais. Des travaux importants obligèrent les Sœurs à se poser la question de sa destinée. La tradition orale l’appelait la « colonne de flagellation du Père Lacordaire », sans plus d’explications.
Il faut aller lire le Père Chocarne pour apprendre que : « La salle de chapitre du couvent de Flavigny était soutenue par une colonne en bois. [Lacordaire] en fit sa colonne de flagellation » (Bernard Chocarne, Le RP HD Lacordaire, Paris, 1866, Tome 2, p. 71). Comment et quand est passée cette colonne du couvent de Flavigny, fermée lors des expulsions en 1903 à Chalais ? Nous ne le savons pas.
L’esprit du temps étant à la psychologie de comptoir, l’affaire de cette flagellation est réglée assez rapidement. Il s’agirait d’un esprit tordu. Sans considération pour une tradition religieuse qui remonte au XIe siècle. Le Père Chocarne, heureux homme qui vécut avant que tout le monde ait fait des études poussées en psychologie profonde, adopte une autre interprétation : « Il aimait ce genre de supplice, qui lui rappelait vivement les tortures de son divin Maître ». (Idem, p. 72).
Configuré au divin Maître
S’il s’agit de donner du sens à tout cela, commençons par comprendre celui donné par le Père Lacordaire lui-même. Etre configuré au Divin Maître.
Installant dans mon bureau cet objet insolite, un ami, historien de l’art, me fit immédiatement cette remarque :
« Elle est basée sur les représentations du Christ à la Colonne des tableaux de la Renaissance ».
La volonté de comprendre débouche, alors, sur une autre question. Quelles représentations de la Passion du Christ le Père Lacordaire a-t-il sous les yeux ? Quels tableaux a-t-il vus ? Comment le Père Lacordaire pensait la possibilité d’être configuré au Christ de la Passion ? Quel sens cela a-t-il pour lui de souffrir ? Lacordaire n’a jamais donné d’explications très poussées de la pénitence nécessaire pour les religieux comme si elle allait de soi ! Ce qui n’était pas si vrai que cela, même à son époque.
Lacordaire le mondain
Le Maître de l’Ordre Jandel, lisant la biographie du Père Chocarne, le remercia pour avoir parlé de ces pénitences qui atténuaient à ses yeux le côté mondain de Lacordaire pour en faire un « exemple ». Jandel était d’ailleurs un homme modéré, avisé et prudent. S’il donne en exemple la configuration lacordairienne à la souffrance du Christ, c’est que se joue là un élément essentiel de la vie chrétienne. Lacordaire était par ailleurs député, académicien, prédicateur populaire, fondateur d’Ordre, directeur de journaux. Pourtant ce que le Maître de l’Ordre veut que l’on retienne de lui est sa configuration au Christ de la Passion.
Le côté « mondain » de Lacordaire, qui n’était que le succès public phénoménal dont il bénéficiait en fait, a quelque chose à voir avec la volonté de Lacordaire d’être « réduit à rien ». Lui qui était célébré ne pouvait, pourtant, le supporter et souhaitait se mettre à hauteur du Crucifié. Cette réduction, factice, artificielle, à la différence de la vraie Croix, était la manière pour le flagellant de se rappeler, mais peut-être plus, de rappeler à son divin Maître qu’il n’oubliait pas où était la véritable destinée de la popularité du chrétien.
Que sacrifions-nous à Dieu aujourd’hui ?
Comment et où se joue aujourd’hui notre configuration au Christ souffrant ?
Le XXe siècle insista beaucoup sur la Résurrection après un XIXe siècle centré sur la Croix. La vie du ressuscité était davantage célébrée que la Croix de la Passion. C’est ce qui explique, en partie, que les pénitences physiques aient complètement disparu. En effet, quand nous intégrons dans notre vie la souffrance du Christ, nous le faisons intérieurement, dans notre cœur, dans notre conscience, dans notre âme. Le corps est absent de cette souffrance aujourd’hui mais nous faisons souffrir notre liberté, notre volonté, notre désir pour nous configurer au Christ de la Passion. Nous lui sacrifions aujourd’hui quelque chose de notre vie intérieure.
Quant à l’archiviste provincial, sa seule question aujourd’hui est la préservation du bois qui est passée du froid chalaisien à la chaleur d’un bureau. Comment le protéger ?
Frère Jean-Michel Potin, OP
Archiviste de la Province dominicaine de France